Polaraki - Musée Guimet - © Nicolas Fussler
Araki, Polaroïds intimes et le secret d'une vie qui devient art.

Au cours des dernières semaines, j’avoue m'être rendue plusieurs fois à l’exposition consacrée par le musée Guimet aux Polaroïds d’Araki, entièrement composée d’un unique don du collectionneur Stéphane André. Près de 1000 Polaroïds, réalisés entre la fin des années 90 et 2024, accrochés côte à côte, coexistent dans une saturation de l’espace visuel et matérialisent l’imaginaire vivant du photographe.

Personnellement, l’exposition me fait du bien. Il y a une forme de poésie ambiante et je me sens entourée d’une multitude d’images de vie. Alors bien sûr, je ne peux pas ignorer la violence apparente de certains clichés, et il faudra comprendre pourquoi leur présence est essentielle. Mais pour l’instant, c’est mon œil qui travaille, tantôt accroché à un détail, tantôt perdu dans la masse quantitative d’informations. Cette masse, cette quantité abondante, presque débordante de productions, est extrêmement symbolique de la passion insatiable d’Araki pour l’acte photographique lui-même. Il est sans conteste l'un des photographes les plus prolifiques de son temps, son œuvre se comptant par centaines d'ouvrages publiés.

Et dans un sens, je trouve que cette exposition de Polaroïds, médium et source d’expérimentation principale de cet artiste depuis plus de 30 ans, illustre à merveille le résultat d’années de productions, de recherches et de réflexions.

Bref : Face à ce mur, je me sens face à une œuvre d’art totale qui me touche et qui fait écho à toutes celles du photographe qui l’ont précédée. Mais qu'est-ce que tout cela signifie, au fond ? Comment, concrètement, Araki parvient-il à bâtir ce nouveau langage visuel, qui, il faut bien le reconnaître, se tient constamment sur le fil entre beauté pure et obscénité crue ? Et finalement, quel est le lien profond, le discours même qu'il tisse entre le sexe ritualisé, la fragilité des fleurs et la simplicité du quotidien ?

Je dois vous avouer qu'il m'a fallu du temps pour appréhender et assimiler la complexité de ses clichés. Je comprends dès lors que, bien qu'il soit sans conteste l'un des photographes les plus prolifiques de son temps, son travail polarise violemment la scène contemporaine. En évoquant simplement l'idée d'écrire sur son œuvre et l'actuelle exposition Polaraki au Musée Guimet, j'ai rapidement constaté à quel point l'agressivité de ses images divisait mon entourage. Le regard de chacun était systématiquement nourri par des lectures diverses, renforcées au fil d'une multitude d'articles et de critiques souvent contradictoires.

Alors, laissons de côté pour l’heure les Polaroïds et reportons-nous au début des années soixante-dix, période où s'opèrent les premières mutations majeures dans le travail d'Araki.

Âgé d'une trentaine d'années et porté par des idéaux anarchistes, Araki développe très tôt une puissante obsession pour la représentation des femmes, l'exploration des fantasmes et la nature de leurs désirs. Il capture d’ailleurs déjà surtout la nudité féminine, intégrant fréquemment le Shibari (ligotage) ainsi que des scènes sexuelles. Ce sont ces thèmes, travaillés depuis déjà des années, qu'il formalise avec la publication de son premier volume, Oh! Nippon, en 1971. Cette œuvre, à la fois conceptuelle et provocatrice, est entièrement axée sur le nu et se joue de la censure japonaise. Si elle s'abstient de franchir l'interdit légal de la représentation explicite des organes génitaux, Araki pousse néanmoins les limites en utilisant un motif proche du drapeau national japonais comme cache-sexe.

Bien qu’il force un petit peu l’attention, à l'époque, il travaille encore comme photographe publicitaire. Sa vie personnelle est surtout rythmée par son amour pour Yoko, qui travaille dans la même firme. Puis tout bascule. Il auto-édite, en 1972, un second livre complètement différent intitulé A Sentimental Journey.

Araki - série « Voyage sentimental » - 1971 - Collection MEP

Le photographe y dévoile son intimité romantique et émotionnelle, et touche à un genre nouveau. L’ensemble est doux, sensible et illustre le sentiment amoureux. Araki y retranscrit, à la première personne, et sans mise en scène, sa lune de miel et son obsession pour sa femme à travers une série de portraits. La sensibilité et ce sentiment seront par la suite au cœur de toute son œuvre, et c'est autour de sa représentation qu'Araki m'a touché pour la première fois. Mais ce n’est pas tout ! À la demande d’un libraire, il enrichit, en plus, l’ouvrage d’un discours sur la photographie du « Je ». Aujourd’hui, ça n’a l'air de rien, mais c’est une révolution. L’ensemble marque une transition philosophique dans l’acte photographique lui-même.

C’est le point de départ de l'I-photography et du snapshot : la frontière entre l’art et l’existence n’existe plus !

Grâce au succès de cette œuvre, Araki peut vivre de ses clichés. Il se met dès lors à immortaliser, par un flux photographique massif et quasi réflexe, chaque aspect de son quotidien : Yoko bien sûr, mais aussi les fleurs, leurs animaux de compagnie et les rues de Tokyo au gré des saisons.

Simultanément, il continue ses recherches et ses travaux sur le nu féminin.

Honnêtement, je serais incapable de fournir une bibliographie fiable sur la décennie suivante, mais je peux affirmer qu'Araki produit sans cesse, dans une multitude de thèmes et de sujets. Il collabore avec de nombreux modèles et se rapproche d’autres photographes.

From PROVOKE no.2 - Work by Koji Taki - 1969

Pour la suite, il est difficile d’aborder cette période de la photographie japonaise sans prêter une attention rapide à l’héritage du mouvement Provoke et à ses réflexions, dont Araki cite énormément l’influence. Honnêtement, ce mouvement mériterait largement son propre article, alors pour ne pas me perdre, j’essaierai d’être le plus concis possible. Nommé Provoke en référence au magazine auto-produit éponyme, et auto-défini comme un « matériau provocateur pour la pensée », l'on pourrait simplifier le point de départ de ce courant à un collectif de photographes et de poètes qui ont œuvré ensemble à repenser le langage photographique, comme geste, à partir de la fin des années 60.

Nourri par une multitude d'influences artistiques et littéraires, en particulier françaises (Camus, Barthes ou Godard), le collectif crée une ouverture poétique et politique contestataire dans un Japon en mouvement, valorisant le concept, l'aléatoire et le contingent.

Si vous avez vu l’exposition de Polaroïds ou que vous avez eu la curiosité de cliquer sur la vidéo, vous vous dites sûrement qu’on est déjà en plein dedans ! Et vous avez raison ! Tout est déjà sous nos yeux : Araki photographie la banalité de son quotidien et parallèlement travaille autour de l'image de la femme. Nous ne sommes pas si loin des œuvres exposées par le musée Guimet. Pourtant, cela ne me permet pas encore de comprendre pourquoi ces Polaroïds me touchent.

Mais à cette époque, il est surtout mû par la conviction que l'action photographique doit primer sur le résultat. Cette conception, délibérément détachée de l'œuvre finie, priorise le geste performatif qui, existant par lui-même, permet à l'image d'acquérir un rôle social et politique affranchi de toute valeur esthétique. L'utilisation de la photographie comme support philosophique pour provoquer et perturber le regardeur s'inscrit alors dans un discours complexe qui fait écho aux pratiques de l'art contemporain de cette période. (C'est d'ailleurs cette idée qui catapulte Araki vers les institutions et le marché de l'art.)

Il est essentiel de comprendre que son approche se positionne comme l'une des plus novatrices à l'échelle mondiale, s’alignant sur la révolution conceptuelle, et la dématérialisation de l'œuvre d’art entreprise en Occident par l'exposition Konzeption/Conception de 1969.

Araki - From Tokyo Lucky Hole - 1983/1985

Mais concrètement, que se passe-t-il ? Bien qu’il continue de photographier sa vie quotidienne avec Yoko, à l'instar du collectif Provoke, il plonge dans les années 70 et 80 au cœur de l'effervescence de Shinjuku, quartier particulièrement nocturne. Araki cherche à faire appliquer cette nouvelle vision de la photographie à sa critique, plus ancienne, de l'hypocrisie gouvernementale face à l'évolution des valeurs philosophiques des mœurs.

Je conçois parfaitement que, parvenu à ce point, vous commenciez à vous interroger sur la valeur même de cette fascination : qu'est-ce qui le distingue fondamentalement d'un voyeur ou d'un pervers ? Cette question demeure, selon moi, essentielle. Sans elle, il est impossible d'apprécier véritablement son travail. C'est d'ailleurs sur ce point précis que la critique s'emmêle et se contredit.

Et pour cause, c'est un véritable casse-tête ! J'ai moi-même mis beaucoup de temps à me positionner face à son travail. C'est une question qui touche l'ensemble des artistes contemporains, mais elle est exacerbée lorsque l'œuvre repose sur la fusion de l'artiste et de son art. Dès lors, l'appréciation de l'art semble exiger, par extension, l'acceptation de l'homme.

Pour la première fois sur le sujet, la sexualité est représentée sous les prismes du plaisir, de la complicité des sujets et du jeu. Araki refuse complètement de photographier des « freaks » et positionne le désir comme un lien unificateur, qui doit pour exister être libéré des rapports de pouvoir et d'oppression. Il offre pour la première fois à la photographie qu’on pourrait presque qualifier de pornographique un langage où les regards masculin et féminin fusionnent et échangent.

Araki - 80s Shibari untitled

Et il ira même plus loin ! À partir de cette période, Araki réalise aussi beaucoup de photos studio inspirées de la tradition japonaise du Shibari, l’art du lien serré par les cordes (c'est peut-être sa signature la plus emblématique). La corde est bien sûr elle-même un lien, mais autant qu’elle sépare. Le corps de la femme y est figé dans une position de vulnérabilité, une emprise. Mais une différence fondamentale vient enrichir la photographie ! Ses modèles fixent l'objectif à partir de cette période, même quand elles sont attachées. Il s'agit d'une prise de pouvoir. Jamais auparavant dans les représentations du Shibari, le sujet ne montrait une résistance à l'abandon de soi. En choisissant un tel motif, ses photographies se veulent, entre guillemets, la version contemporaine des estampes de ces pratiques, aussi appelées Shunga.

J’ai retrouvé dans un entretien avec le critique d’art français Jérôme Sans une question sur le sujet. Araki déclare que cet art ne révèle pas uniquement le sexe, mais également le secret amoureux, le lien émotionnel entre deux personnes, et que c’est à la matérialisation de ce lien que le photographe doit travailler. Dans la continuité de cette idée, pour Stéphane André, ce qui ressort de tous ces portraits c’est surtout l’empathie. En ligotant le modèle, il le sacralise et en fait presque un totem. Araki, d’après lui, se reconnaît et se projette dans l’image de la femme qu’il construit. C’est une projection de lui et de ses vulnérabilités.

En vérité, on pourrait en faire une multitude de lectures possibles, au-delà de la simple et réductrice perception érotico-exotique où s’aventure encore quelques institutions. Mais pour se construire un avis sur la question, j'ai personnellement besoin de réfléchir d’abord à la nature des relations qu'Araki entretient, au-delà de l'objectif, avec ses modèles.

Araki - untitled - undated

Et là, dans son discours, Araki n’a jamais vraiment été très clair. Je pense qu'il a volontairement construit aussi cette ambiguïté, concevant tantôt l’acte photographique comme un moyen de participer à l’émancipation des femmes du regard masculin, et tantôt comme un acte sexuel lui-même. Dans l’entretien avec Jérôme Sans, il poursuit en déclarant que le véritable acte sexuel ne l'intéresse pas personnellement, qu’il préfère la photographie au sexe, et que le véritable photographe doit photographier la femme parce que c’est ce qu’il y a de plus beau et d’important.

Bref : je ne sais plus trop quoi en penser. En rédigeant cet article, je me rends compte qu’il est très difficile, dans son discours, de cerner à travers la provocation sa véritable idée.

Et compte tenu du caractère explicite de ses photographies, la question du consentement et donc de l’abus sexuel doit légitimement être posée. En 2018, une unique affaire éclate sur un forum après qu'une danseuse appelée Kaori, énormément photographiée par Araki, a eu le courage de parler publiquement de son exploitation commerciale. Mais Kaori a toujours défendu Araki sur la question d'éventuels abus sexuels.

À ce jour, Araki semble donc être un homme respectueux et sincère dans le discours qu’il entretient. Néanmoins, sa vision, malgré un fond féministe, n’est pas moins celle d’un homme hétérosexuel sur des femmes objets de désir. Je pense qu’il faut bien sûr rester critique ! Nous sommes forcés d’admettre que nous sommes inévitablement en plein Male Gaze comme théorisé par Laura Mulvey. Et c’est sûrement pour ça aussi que son travail divise tant, même au sein de la critique. De nombreuses associations luttent contre l’exposition de ses œuvres. Souvenons-nous du très médiatique : « Certaines œuvres peuvent heurter la sensibilité des femmes ! » en panneaux d’avertissement vandalisé lors de sa dernière rétrospective à la Bourse de Commerce.

Araki - Shi Nikki - Private diary - 1993

Honnêtement, je crois qu'il est indispensable de traiter son œuvre et la critique qui en est faite sur un plan d’égalité. La valeur de son discours se cache probablement aussi dans l'opposition de ces deux visions, et les deux sont justes !

Pour autant, il est crucial dans sa défense de ne pas céder trop facilement au relativisme moral. Évidemment, ses images n'ont pas la même résonance ni la même interprétation en Occident qu'au Japon. L'explicitation de la nudité et de la sexualité n'appartient pas à notre héritage culturel et iconographique de la même manière, tout comme la beauté définie par les Grecs n'a pas le même écho qu'au Japon. Néanmoins, la question de la place de la femme et de son désir dans la représentation peut être posée légitimement dans à peu près toutes les régions du monde.

Désormais, vous avez je pense au moins les mêmes clés de compréhension que moi lors de ma première visite de l’exposition. D’ailleurs, il est temps, je crois, de nous concentrer sur les réflexions les plus récentes qui traversent son travail. Ce qui m'a tant touché dans les Polaroïds exposés au Musée Guimet, c'est ce sentiment de vie palpable qui se dégage de ces clichés juxtaposés, un thème que nous n'avons pas encore abordé. Comme vous vous en doutez, cela fait également un moment que nous n'avons pas parlé de Yoko, pourtant si essentielle et omniprésente dans ses œuvres jusqu'alors. Or, cette énergie vitale trouve malheureusement son point de départ dans sa mort.

En 1990, Yoko meurt subitement d'un cancer des ovaires. Vous connaissez certainement ce dernier portrait terrible qu'il réalise lors des obsèques : Yoko dans son cercueil, entourée de magnolias. Bien que nous ayons énormément discuté de femmes et de sexualité, il est crucial de comprendre que Yoko était aimée et vénérée par son mari. Publié en 1991 avec les derniers instants passés avec elle (Winter Journey), cet ultime regard sur le passé marque pour Araki un dernier vestige du sentiment amoureux dans son travail.

Araki - Série “Winter Journey” - 1990

Ouvrons la réflexion sur une nouvelle question : La mort du sujet amoureux est un thème central dans l'art depuis l'Antiquité, et a atteint son intensité maximale sûrement durant la période romantique. Mais s’il n’y a plus de frontière entre l’art et l’existence, que reste-t-il de l’art lorsque la vie s'éteint ?

Face à ce drame, Araki suffoque et perd tout repère. Il cherche dans la photographie une véritable porte de sortie et produire devient plus encore sa raison de vivre. Dans ces sujets, il conserve un certain prolongement et continue d'ailleurs ses Diary, des journaux intimes photographiques compilant son quotidien avec des photographies érotiques.

Pour faire le lien, c’est sur l’un d’eux de cette période et dédicacé au photographe Robert Frank, centré justement sur cette quête de sens après le drame, que la Bourse de Commerce avait dédié l’exposition évoquée plus haut à Araki.

Concrètement, le premier changement, je crois, est cette accélération, cette urgence autour de l’acte créatif. En fait, Araki produit parfois des centaines d’images par jour. Le geste devient quasi réflexe. Il commence également à multiplier les Polaroïds.

Par la projection de son geste photographique constant, Araki capture l'intégralité de son environnement quotidien. Il catapulte complètement dans une autre dimension la beauté du quotidien et la banalité des scènes de genres. Le début des années 90 sont vraiment marquées pour lui par une intense fusion entre sa vie et son œuvre. Sa photographie se mue en une mémoire visuelle exhaustive de ses instants vécus.

Cette idée est celle qui, je crois, m'a le plus touchée en visitant pour la première fois l'exposition. L'idée de pénétrer un instant dans la vie de quelqu'un d'autre, de voir de l'intérieur et au travers de ces 1000 Polaroids sa mémoire et son langage visuel. L'architecture du lieu, d'ailleurs, m'y a aidé, comme si j'étais immergé — comme dans Vice-Versa pour les plus cinéphiles d'entre vous, enfin bref… C’est très bizarre comme sensation parce que par leur nombre impressionnant, mon cerveau a tendance à les rassembler en une seule image, une seule idée et un seul geste.

Dans ce cadre, la documentation de ses repas devient un motif récurrent par exemple.

Désormais, il photographie aussi beaucoup le ciel. Stéphane André établit un lien poétique profond entre ces deux motifs. Rien de plus aléatoire que le persillage d’une viande, ou un nuage dans un ciel bleu. Le ciel est un sujet à la fois le plus ordinaire et le plus unique qui soit : il est constamment présent, mais sans jamais se répéter.

Mais recentrons-nous sur notre contexte et notre dernière problématique. Évidemment, dans le deuil, photographier le ciel peut être perçu comme un regard vers le divin, car il est en Occident associé aux conceptions du paradis. Les conceptions occidentales de vie et de mort ainsi que leurs représentations sont au cœur des débats de la critique. L'interprétation la plus courante de l'œuvre d'Araki post-90 s'appuie principalement sur la psychanalyse freudienne. Ce débat est d'ailleurs nourri par certains titres de séries explicites, à l'image de la série majeure de Polaroids intitulée "Pola Eros".

Personnellement, je vous avoue à regret que je suis loin d'être un expert de la psychanalyse. Je ne vais donc pas trop m’y aventurer. Toutefois, cette idée est, je l'avoue, hyper intéressante et résonne parfaitement avec ce que j'ai ressenti en visitant Polaraki. Bien que je n'aie pas la prétention de la comprendre à 100 %, elle m'a permis et va peut-être nous permettre de comprendre d'où vient cette sensation de vie.

Freud interprète en gros les divinités de la mythologie grecque antique comme la personnification de nos pulsions. Éros, pulsion de vie et d’amour, et Thanatos, pulsion de mort, seraient les deux pulsions fondamentales qui dirigent l'être humain. La vie psychique serait le résultat d'une interaction et d'un conflit constant entre ces deux pulsions. Elles sont souvent mêlées et agissent ensemble. Lorsque Freud personnifie nos pulsions, c'est tout l'imaginaire de la divinité, construit sur des siècles d’histoire de l’art, qui est calqué sur la pulsion elle-même. La Vie (Éros) récupère ainsi tout un système de symboles qui lui est propre, le plus commun étant certainement le motif floral d’ailleurs.

La fleur est tout, en effet : elle est éphémère, vivante par elle-même, belle, puis morte. Biologiquement, la fleur est elle-même un appareil reproducteur, et son parallèle avec notre propre sexualité remonte à la nuit des temps. Pour le photographe, rien de nouveau, dans son œuvre la fleur a toujours été un motif récurrent, mais désormais, elle est teintée de la symbolique circulaire de la vie et de la mort et de tout cet héritage symbolique.

Et là, je pense que vous commencez à saisir : à l'image de cette fleur, c'est l'ensemble de tous les motifs d'éphémérité et d'instantanéité du quotidien de l'artiste qui sont désormais perçus comme des actes de résistance à la mort.

Bien sûr, encore une fois, tout dépend de la volonté de celui qui regarde et de sa propre sensibilité ; ce n'est pas une lecture obligatoire. Peut-être même que si vous visitez l'exposition, la vôtre sera différente. Mais, personnellement, ce que cette idée porte aussi pour moi, c'est l'idée d'ensemble, d'acte général dans sa pratique. Stéphane André questionne d'ailleurs, je pense, leur unicité lorsqu'il les compare à des fenêtres sur l'imaginaire de l'artiste.

Cette idée d'un imaginaire général qui ne réside que dans la multiplicité est le résultat de tout ce que nous avons pu évoquer ensemble précédemment. Car même si chaque image est unique et capable d'évoluer seule dans son propre espace, c'est dans le dialogue avec les autres qu'elle trouve son sens. Dans l'espace construit par le Musée Guimet, ce sont tous les motifs d'Araki qui sont convoqués et qui se répondent. Y compris les images de femmes si particulières que nous avons évoquées auparavant.

Dans l’entretien que nous avons déjà abordé entre Araki et Jérôme Sans, Araki compare l’image de la femme à l’image de la nature. Dans ce qu’il y a de plus éphémère, de singulier (dans le sens qui ne doit obéir à aucun idéal), de plus riche et surtout duquel l’homme a le plus à apprendre. Nous sommes en plein dans cette idée ! Même son sujet historique est réinterprété. Tout fait sens et fusionne : le regard personnel du photographe, les fantasmes, l'amour, l'éphémère, la mort et la vie.

Il déclare d'ailleurs : « J’en ai marre de tous les mensonges sur les visages, les nus, les vies privées et les paysages que l’on voit partout dans les photos de mode. » Une phrase pleine de contradictions, mais assez symbolique de ce nouvel état d’esprit. L’acte photographique ne peut pas être simulé, il doit figer son énergie vitale personnelle.

La conséquence est fondamentale : si l'image est excessivement mise en scène, la véritable pulsion de vie qu'elle cherche à capturer se trouve obstruée. L'authenticité est compromise, car le sujet perçu n'est plus le réel, mais une construction artificielle. Nous touchons simultanément à un point d'achèvement de la philosophie de la photographie subjective (ou du « Je »). Pour cela, il doit aussi être instantané, la technique doit disparaître pour ne pas altérer l’instant entre le photographe et le sujet. Idéalement, il faudrait que la photographie soit mémorielle et sans appareil même !

Le Polaroïd apparaît alors aussi comme le médium idéal pour Araki, répondant parfaitement à ses nouvelles exigences conceptuelles et émotionnelles. La spécificité du médium tient également dans le procédé de création de l’image. Elle apparaît en quelques secondes sur le papier et est chargée de ce qu’il appelle son « humidité ». Une couleur et un vignettage symbolique différent à chaque fois. Bon, j’ai noté cette phrase dans mes notes mais je ne sais plus d’où elle vient, mais un jour quelqu’un a dit : « Le Polaroïd est lui-même une fleur, et l’exposition un jardin vertical. » Symboliquement, ce choix est d'autant plus pertinent que le Polaroïd a lui aussi une durée de vie très limitée.

Là, enfin, nous touchons vraiment à ce qui, je crois, m'a profondément touché dans l'exposition Polaraki.

En réalité, tout compte lorsque la vie nous entoure. Araki est dans chacune de ses images, et encore plus dans son ensemble. Son regard parfois dur sur la femme mais surtout tout le reste : le contingent, l'ordinaire dans toute sa poésie et son instantanéité dialoguent.

nicolas barthélémy
27/11/25