SUCK : le premier magazine sexuel européen

Londres, 1969. Le Royaume-Uni est au cœur d'un débat manichéen entre l'obscénité et l'intérêt public. La révolution sexuelle en est à ses débuts : les conditions de divorce s'assouplissent, tandis que l'avortement et la contraception restent des sujets de tension. L'homosexualité masculine est théoriquement dépénalisée en privé depuis seulement deux ans en Angleterre et au pays de Galles, mais elle est, dans les faits, une circonstance aggravante aux yeux des tribunaux. L'homme se doit d'être sexuellement actif et libéré, tandis que la femme est encore une bénéficiaire passive de cette révolution. Plus largement, le plaisir féminin se doit d'être privé et silencieux, et toutes les cultures et pratiques BDSM restent dans la sphère privée. Une "modernité" encore fortement influencée par la morale victorienne et une justice conservatrice.

Pourtant, la sexualité est partout : musique, mode, cinéma, littérature, art et graphisme. Elle s'invite à la télévision, à la radio, en politique, et jusque dans les foyers. La pornographie, venue d'outre-Manche et des pays scandinaves se cache sous les matelas. Le Parlement est impuissant face à ce mal qui gagne du terrain depuis dix ans. S'appuyant sur une faille juridique dans le traité de 1957, qui permet de défendre la publication d'un article au nom de l'intérêt public s'il a une valeur scientifique, littéraire ou artistique, se développent les magazines dits "pour hommes". Ces publications s'inspirent du modèle lancé par le fondateur de Playboy, Hugh Hefner, avec un contenu sur la masculinité entrecoupé de doubles pages de divertissement pour adultes. C'est l'âge d'or de ces magazines semi-culturels et érotiques, influencés par les États-Unis et la pop culture.

Une faille, rien de plus, juste une faille ! Ceci aura suffi pour que le magazine SUCK, produit à Amsterdam à destination du Royaume-Uni, et autoproclamé premier magazine sexuel européen, entame un véritable bouleversement. SUCK c’est un drôle de mélange entre acte politique, innovation graphique, pornographie intellectuelle, amour libre et sexualité queer décomplexée. SUCK c’est un geste, une provocation, une philosophie, une révolution érotique et glamour en totale opposition avec les valeurs de la classe moyenne de l’époque.

couverture du numéro 1

Amsterdam, 1969. SUCK imprime son premier numéro. Ce projet, fondé à Londres par le journaliste Jim Haynes, William (Bill) Levy, alors rédacteur en chef du magazine underground International Times, le poète Heathcote Williams, l'intellectuelle Germaine Greer (figure majeure de la deuxième vague féministe) et la supermodèle Jean Shrimpton, est déjà contraint de s'expatrier pour contourner la censure. Le premier numéro se veut scandaleux, provocateur et révolutionnaire, et la rumeur d'une nouvelle menace pour le bien public se propage.

Alors que les premières copies sont prêtes à être imprimées, la police britannique fait irruption dans l'Arts Lab, ferme la boîte aux lettres et fouille les lieux à la recherche de l'original, heureusement introuvable. Le premier numéro de SUCK, caché sous l'oreiller de Jim Haynes, est confié à Bill et Heathcote, qui s'envolent pour Amsterdam, suivis de près par les forces de l'ordre. 10 000 copies sont imprimées clandestinement, une heure seulement avant que la police britannique ne fasse irruption dans l'imprimerie. C'est déjà trop tard : au moins 1 000 exemplaires sont sur le point d'être distribués gratuitement sur le sol britannique.

Cette chasse à l'homme semble démesurée, mais le magazine rompt radicalement avec tout ce qui existe. Dès la couverture orange de ce premier numéro, SUCK frappe fort. La direction artistique, confiée à l'artiste néerlandais anarchiste William de Ridder (membre du groupe Fluxus), est clairement influencée par l'esthétique psychédélique et hippie de la côte Est américaine. On peut y lire, en lettres noires, "premier magazine sexuel européen". Le message est clair : une négation absolue et ostentatoire de tout ce qui a précédé. "Voilà ce qu’est le sexe !"

Le contenu du magazine est déjanté. Le magazine mélange art, essais littéraires et politiques, potins de stars, graphisme, déclarations d'amour de couples homosexuels, scènes de sexe en tout genre, photographies de mannequins transgenres et cisgenres, conseils pratiques de sexologues et questions existentielles telles que "Un homme peut-il se faire baiser par une femme ?" écrite par  l'auteure américaine Lynne Tillman. En bref : on refuse de catégoriser l'incatégorisable. Tout doit se mélanger, tout le monde doit se côtoyer. L'équipe elle-même se veut mixte et codirigée. La rédaction organise sa révolution et donne corps à sa philosophie.. On peut d’ailleurs citer la photographe Anna Beeke, l'une des rares femmes à réaliser des nus masculins. 

"Le sexe devait être totalement libre... Cependant, le plus important pour moi était que le sexe ne devait jamais avoir de dimension commerciale. Ni le sexe, ni le texte, ni les images. Le sexe devait être amusant et gratuit. Par conséquent, cela n'avait rien à voir avec la pornographie. Au contraire, c'était une déclaration contre la pornographie. Si la liberté était ainsi accrue, les femmes et les hommes auraient moins besoin d'exploiter le sexe." Anna Breeke

SUCK repose désormais officielement sur la fusion des genres, de la vie, de la sexualité, de l'acte provocateur et de l'art. Il offre une vision "positive" et partagée de la sexualité, basée sur le consentement et l'érotisme, loin des guerres de genre. C'est aussi une vision politique, contestataire et artistique, de tout ce qui existait auparavant. SUCK se veut scandaleux, révolutionnaire et réfléchi. L'écrivaine américaine Chris Kraus écrira d'ailleurs en 2008 au sujet de SUCK : "La sexualité et la vie quotidienne étaient perçues comme le lieu de la politique."

Le gouvernement et la justice anglaise sont dépassés. Bill est expulsé du pays. Toute la "famille SUCK", rejointe par de nombreuses personnalités de la scène underground anglaise, s'éparpille en Europe et prépare un second numéro. Le siège social est fixé à Amsterdam : SUCK est libre. L'équipe du magazine crée également l'organisme SELF (Sexually Egalitarian and Libertarian Fraternity), qui organisera les deux célèbres festivals du film Wet Dream à Amsterdam en 1970 et 1971, ainsi que plusieurs publications dérivées, dont le roman-photo érotique The Virgin Sperm Dancer.

Le second numéro, publié en mars 1970, se vante et donne le ton : 

 « 8 pages supplémentaires, une nouvelle adresse, plus de couleur, une deuxième imprimante, beaucoup de baises derrière nous, plus de sperme. SUCK N°2 vise à dépraver et à corrompre, à vous donner de nouvelles idées sexuelles pratiques et scandaleuses. Ce n'est pas un journal pour la table basse."

Fin 1970, la cofondatrice Germaine Greer publie le best-seller féministe The Female Eunuch. Sa thèse, selon laquelle la famille nucléaire traditionnelle réprime sexuellement les femmes et les "dévitalise", est une critique radicale. Elle préfigure un féminisme "sex-positif" opposé à la censure demandée par des mouvements comme Women Against Pornography dans les années 70. Greer voit dans SUCK un terrain d'illustration pour ses idées et publie des articles comme “Lady Love Your Cunt" ou  "Ladies Get on Top for Better Orgasms". Je vous épargne les scandales… Bref : ses textes, écrits à la première personne, marquent les esprits, et Greer est de plus en plus reconnue comme une leader du mouvement. On parle alors de SUCK comme d'un magazine pornographique queer et féministe radical. 

Malgré cette avancée, il faut aller plus loin. Le magazine doit déranger. Rétrospectivement, Lynne Tillman avouera que "chaque éditeur était en quête d'extrêmes". Des limites sont franchies, comme des illustrations quasi pédo-pornographiques ou des témoignages sur l'inceste. Greer racontera : 

"La confrontation est une prise de conscience politique. Ce que nous avons découvert au Wet Dream Festival , c'est que nous devrons générer suffisamment d'énergie en nous-mêmes pour créer une pornographie qui éradiquera le porno traditionnel par la seule force érotique… Nous devons commander des films, réaliser des films, écrire, agir, coopérer pour le salut de la vie. La lutte contre le sadisme et l'impuissance est plus acharnée que nous ne l'aurions jamais cru."

Pour les numéros 6 et 7 de SUCK, Greer écrit un essai intitulé "Je suis une pute" sur sa propre sexualité, qui se termine par une photo d'elle-même, nue et contorsionnée face à l'objectif. Ce geste, qu'elle décrira 40 ans plus tard comme une "confrontation", provoque un véritable scandale médiatique. La publication de ce numéro fait l'effet d'une bombe. Germaine Greer est accusée d'exhibitionnisme et c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Elle démissionne et écrit une lettre publique remettant en question la portée symbolique du magazine. Le projet doit être un acte collectif, je cite, pas une "explosion du culte de la personnalité" qui lui était "répugnante en tant que féministe". En bref : pour elle, pour que la philosophie de SUCK survive, il faut que cela s'arrête !

Dès le départ de Greer, Bill se retrouve propulsé leader. Pour lui, continuer sans elle n'a pas de sens. Il répond publiquement à Germaine en lui rendant hommage et en déclarant :"J'ai démissionné par sympathie pour votre déception envers SUCK. Nous l'avons tous fait." 

C'est ainsi que s'arrête brutalement l'histoire du premier magazine sexuel européen. 

Malgré sa mort prématurée, l'héritage de SUCK est immense. Il a ouvert la voie à un nouveau terrain d'expression sur la sexualité, a libéré la parole de nombreuses minorités et a propulsé un nouveau genre de presse écrite. Pour la journaliste, Alison M. Gingeras, qui a d’ailleurs je pense écrit l’article le plus complet d’internet sur le sujet, je cite “Cette positivité sexuelle féministe a atteint son apogée dialectique quatre ans après la dissolution du magazine, avec la publication de Weird Fucks de Tillman . Le récit romancé des relations amoureuses de l'auteure à Amsterdam et à New York sert de conclusion officieuse à toute la saga de la famille Suck . Malgré la franchise de son titre, la nouvelle offre plus qu'un simple récit littéraire des expériences d'une femme aux prises avec la révolution sexuelle. Si la thèse défendue était l'abondance hétérosexuelle masculiniste de « l'âge d'or du porno », et Suck l'antithèse polysexuelle féministe, alors Weird Fucks pourrait en être la synthèse.”

L'ensemble des 8 numéros de SUCK publiés entre 1969 & 1974.
nicolas barthélémy
07/09/2025