Liza Lacroix, XXX, she's so beautiful

Je trouve de plus en plus difficile d’être réellement challengé par le travail d’un(e) artiste aujourd’hui. Tout est tellement sur-médiatisé, sur-marketé et commenté, qu’on a du mal à prendre le temps et à faire le tri. On se contente souvent de la simple esthétique plaisante ou du concept qui marche bien, il n’y a presque plus de mystique. Et je dis ça en position d’amateur de ce genre de créations, seulement ce n’est pas toujours assez pour marquer durablement. Sauf pour certaines fois où l’on se fait avoir, où l’on sort d’une exposition sans savoir quoi dire ni quoi en penser, mais en ayant ressenti quelque chose de fort, perturbant. C’est ce que j’ai vécu en découvrant l’exposition XXX, she’s so beautiful de Liza Lacroix à la galerie Chantal Crousel.

En passant la porte vitrée, quelque chose cloche. Les murs sont quasi nus, la lumière est très faible, elle est même éteinte dans plusieurs pièces. On a l’impression d’arriver pendant la fermeture, ou que le lieu a été abandonné. Puis notre regard se pose sur ces toiles sombres et à la profondeur abyssale, aux figures indiscernables mais troublantes, le lieux est hanté. Qu’est-ce que je regarde ? Quel est le projet ? Qui est à l’origine de ça ? Les réponses à ces questions peuvent être ignorées et l’expérience en sera d’autant plus intrigante. Mais dans une démarche de partage et d’analyse je me dois de creuser un peu, d’abord pour moi, et puis pour mettre la lumière sur le travail de l’artiste qui m’a profondément touché (et “lumière” prend tout son sens ici vous allez comprendre).

Vue de l'exposition. Courtoisie de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris.

Ce serait contraire à la démarche de l’artiste de trop s'appesantir sur son sujet, alors allons à l’essentiel. Liza Lacroix est une artiste canadienne vivant et travaillant à New-York. Si XXX, she’s so beautiful est sa première exposition personnelle à Paris, son travail a lui déjà beaucoup voyagé. Elle a exposé dans bon nombre d’institutions internationales et certaines de ses œuvres font partie de collections permanentes de grands musées comme l’ICA Miami ou encore le Detroit Institute of Art. On n’a donc pas à faire à une newbie. Et pourtant, il est quasi impossible de se documenter sur elle, on s’arrêtera donc là. Le refus biographique fait partie intégrante de son travail, ici pas de culte de l’auteur, et l’absence d’identification visant à déstabiliser le spectateur est importante à la réception de son travail. Son art engage activement le public, qui devient partie prenante des œuvres. Que ce soit à travers des expériences sonores, des accrochages insolites ou des créations à même les murs de l’espace d’exposition, c’est une artiste qui travaille activement sur la matérialité même de l'œuvre, laissant souvent libre cours à l’interprétation, qu’elle dirige comme elle empêche à souhait. 

Le communiqué de presse de l’exposition rend la lecture encore plus trouble. C’est la copie d’une page de blog de gossips de célébrités, qui parle d’un couple de stars mort dans un accident, et des problèmes qui rongeaient leur vie depuis longtemps, l’abus de drogues et la relation toxique qui a (supposément) viré au suicide. Un document qui joue clairement avec la notion de vie privée, mise à mal par les réseaux sociaux et le voyeurisme banalisé. On commence à comprendre la position de l’artiste sur l’anonymat. Cette référence du blog gossip, on la retrouve encore après durant l’exposition (si on fouille un peu). Une des œuvres, intitulée WwTDd? est une référence directe au blog What Would Tyler Durden Do ? (aujourd’hui renommé egostatic!), un site quasi-pirate de fake news et d’articles clickbaits de révélations choc sur les célébrités. La ligne éditoriale était la suivante : What Would Tyler Durden Do" is a blog focused on bringing you the latest gossip and news about rich and famous celebrities. And then making fun of them. Why? Because fuck them, that's why.”

W.w.T.D.d?, 2025. Courtoisie de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris.

Y a-t-il un lien réel entre ces indices et le véritable sens des œuvres ? Peut-être que oui, peut-être pas, au final ça importe peu, l’expérience prévaut sur le sens ici, d’où l’importance de vivre cette exposition in situ. On se sent comme un voyeur qui aurait accès à l’intimité de quelqu’un, presque comme arriver sur une scène de crime ou un appartement laissé vide après la mort de son occupant, en l’état (c’est mon feeling perso), comme si l’on n’était pas censé avoir accès à ce que l’on voit.

C’est aussi, et avant tout, une expérience de la lumière, une expérience d’ambiance. La galerie est aménagée de sorte que certaines toiles soient baignées de lumière et d’autres parfaitement obscurcies, et ce de manière évolutive. Au fil de la journée et de la luminosité ambiante, les toiles sont éclairées différemment. Une partie de la galerie est illuminée artificiellement pendant qu’une autre bénéficie d’un puits de lumière naturelle, la lecture des œuvres est radicalement différente d’une salle à l’autre. La peinture The stupid voice par exemple, se trouve isolée dans une pièce sans lumière, et est éclairée de biais créant une forme géométrique de lumière sur la toile (image de couverture de l’article).

La peinture de Liza Lacroix  est à la frontière entre la figuration et l’abstraction. Les sujets ne sont pas discernables mais on les devine, notre regard y est orienté par les jeux de lumière, qu’elle soit réelle ou retranscrite sur la toile. La palette de couleurs est ici très restreinte : des tons de terre, de sang et de noir profond, qui diffèrent de certains de ses travaux précédents aux couleurs beaucoup plus vibrantes. Cette brume épaisse et profondément organique laisse cependant entrevoir quelques figures sur lesquelles le regard est orienté car happé par la lumière et les tons plus clairs, il s’y fixe automatiquement, comme lorsque le projecteur éclaire l’acteur sur scène. On pourrait faire le rapprochement (comme il a été fait par certains critiques) avec la peinture du quattrocento, présentant une figure centrale illuminée par le haut, sans pouvoir discerner de fond ni d’identifier de source de lumière. Pensez au Saint Jean-Baptiste de Leonardo par exemple, vous voyez où je veux en venir ?

3 parallel pains (wild and curious pain), 2025. Courtoisie de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris.

L’utilisation du clair-obscur et de la peinture à l’huile en couches successives créent une impression de profondeur intense, insondable. Les figures qui en émergent laissent perplexe. C’est difficile pour moi en regardant de ne pas penser aux corps et visages déformés de Bacon. On est tenté de discerner des visages, des formes, d’y apporter de la vie. Des titres comme 3 parallel pains (wild and curious pain) ou the stupid voice incitent à penser qu’on regarde quelque chose de torturé, d’intense, une crise d’identité, sans pour autant savoir où regarder. À un moment je pense voir des dents au milieu de la toile, mais rien n’est sûr, la perception de chacun rend les interprétations multiples. 

En parallèle des toiles sombres on trouve aussi des travaux au crayon sur papier, sans titre, qui ont presque un effet inverse. Le blanc éblouissant du papier rend quasi indiscernable les coups de crayons, qui s’apparentent plutôt à des “traces”, comme les traces-même du travail de l’artiste. En lisant quelques articles sur ses expositions précédentes, j’ai vu qu’elle avait notamment accroché la planche de sa table blanche, sur laquelle était visible la trace de sa main imprégnée de graphite de crayon à papier, comme la preuve matérielle du travail artistique. J’ai l’impression d’avoir à faire à une expérience similaire ici. La feuille froissée, des dessins/gribouillages et des traces de la pose de la main sur le papier. Ces "dessins", accrochés sommairement et de nature plus fragile, se dissolvent presque dans l’espace et créent une dualité avec les autres toiles plus imposantes et sombres. 

Vue de l'exposition. Courtoisie de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris.

Qu’est-ce que je regarde ? J’ai toujours pas la réponse. Mais ce que ça me procure, le malaise et le trouble que ça crée en moi sont la preuve que quelque chose se passe. Finalement, je pense qu’il est vain de chercher à expliquer et à trouver LE sens au travail de Liza Lacroix. Ce qui compte ici c’est l'expérience que procure la visite, la déstabilisation et le questionnement. C’est une expérience assez déconcertante et glauque, d’autant plus si l’on s’attarde sur les titres et le communiqué de presse cryptique, mais c’est ça qui donne toute sa force à son travail. C’est une expérience complète de l’espace, du regard et de la lumière, à laquelle on prend part inconsciemment dès notre entrée dans la galerie. L’artiste brouille les pistes et nos esprits volontairement, pour créer en nous cette lecture très personnelle de ses œuvres. Je ne serais pas étonné que quelqu’un d’autre ait une expérience radicalement différente de la mienne face à son travail.

Alors si vous êtes à Paris avant le 9 octobre, je ne peux que vous inciter à aller découvrir par vous-même XXX, she’s so beautiful à la galerie Chantal Crousel, vous en sortirez sûrement… troublé.

julien françon
29/09/2025