Il y a des albums comme ça qui restent, qu’on a du mal à oublier, sur lesquels on revient constamment comme par obsession. Les raisons peuvent différer : nostalgie, envie de danser, envie de chanter ou simplement l’envie de réécouter encore et encore. Et puis il y a ces albums qui vous laissent une impression d’étrangeté, une sorte de fascination presque morbide.
Si j’écris cet article à propos d’Andy Stott c’est parce qu’un de ses albums m’a profondément bouleversé, et que je ne peux pas m’empêcher d’y retourner sans cesse, pour essayer d’en percer le mystère, d’en sonder les abysses, toujours sans savoir totalement cerner la chose ou comprendre ce qu’elle me fait, mais ça me fait quelque chose ça c’est certain.
Je connaissais pas Andy Stott avant ma première écoute de son EP We Stay Together, sorti en 2011, et je le connais pas beaucoup plus après une vingtaine d’écoutes. C’est d’ailleurs assez difficile de résumer à l’écrit à quel genre de musique appartient cette œuvre en particulier, car à l’époque de sa sortie c’était une innovation sonore pour l’artiste, il y a clairement un avant et un après.
Andy Stott grandit à Manchester en pleine effervescence des musiques électroniques, de la techno, du dub et du trip-hop. Il édite ses premières boucles et sample ses premiers vinyles à la fin des années 90, et il n’est pas étonnant de voir dans ses inspirations majeures les noms de Basic Channel, Maurizio, Massive Attack et Goldie. À cette époque naît également une passion pour les atmosphères sombres, lourdes, et il y voit un potentiel pour les basses profondes et la reverb. De la dub techno à la house en passant par le dubstep, Stott va expérimenter sur tous les fronts avant de trouver sa voix la plus singulière.
Ses premiers EPs et singles sortent en 2005 chez Modern Love, véritable pilier de la musique électronique indépendant britannique, fondé 3 ans plus tôt à Manchester par les disquaires de Pelicanneck (qui donneront ensuite naissance au distributeur en ligne boomkat, LE temple de la musique électronique et expérimentale indépendante). Bref, tout fait sens pour commencer, et le label cultive un esprit d’artisanat, une esthétique de l’étrange et un fort ancrage mancunien cher à l’artiste.
Ses premières sorties sonnent surtout dub techno, très minimalistes et cinématiques. On y cerne un certain travail du son, très précis et organique, avec des textures très marquées, mais rien de bouleversant non plus (ça n’engage que moi). On est pile dans la musique électronique minimaliste et hi-fi qui me fait beaucoup penser à ce que faisait aussi Monolake à une époque.
Deux albums donc, Merciless en 2006 puis Unknown Exceptions en 2008. Jusque-là, Andy Stott est assez bien identifié sur son créneau dub techno et décide de prendre un virage créatif radical. Deux EPs : Passed Me By et We Stay Together, tous deux sortis en 2011. Deux ovnis complets, à l’écriture lente, oppressante et aux textures sombres et industrielles qui laissent perplexe.
Les deux sont tout aussi importants et révèlent cette nouvelle facette de la production de Stott, mais je vais surtout vous parler de We Stay Together, le deuxième EP, qui est celui qui m’a le plus marqué, et que j’ai découvert en premier.
Le BPM se voit désormais drastiquement réduit et passe bien en dessous de la barre des 100, ce qui n’est pas évident dans un contexte techno. Car oui, la source reste bel et bien techno ici, mais une techno à l’agonie, où chaque sample se voit trituré, ralenti et méconnaissable (on se demande parfois si c’est une voix que l’on entend ou non, de quel genre ça vient, etc).
Dès le son d’ouverture, on entre dans un univers vaporeux, profond, où une épaisse couche de brume obscurcit la vue et l’ouïe. C’est long, on a l’impression d’écouter les vagues mourir sur la côte, accompagnées d’un son ambiant de mauvais augure.
Et puis on entre dans l’univers de la danse et du rythme, mais avec retenue. C’est toute l’ambiguïté je trouve de cet album. Les sonorités sont étouffées, on entend une sorte de trompette (de clairon de guerre presque) et des samples de voix à la chopped and screwed de DJ Screw ou autres Lil Ugly Mane, qui viennent ponctuer un beat d’une lourdeur rarement égalée.
On se retrouve dans une zone non-identifiable, ça pourrait être les égouts, un entrepôts ou un club exclusif où les gens ont des physiques difformes et cauchemardesques, je sais pas, mais on est perdus. La texture de chaque son est presque tangible, la basse est d’une lourdeur qui ne ressemble à rien de ce que j’ai pu écouter auparavant, omniprésente et massive, sous laquelle les kicks sont étouffés. Des sons d’ambiance sont placés ici et là, une goutte qui tombe, de l’écho de tunnel, un frottement métallique, une grotte. Tout sonne très industriel sans pour autant avoir cette abrasivité distinctive, qui est noyée dans des couches successives de reverb et de traitements qui font qu’on a l’impression que chaque son est perçu comme si on l’écoutait sous l’eau où à travers plusieurs murs. Le groove est là, lourd, mais flou, souterrain.
La troisième piste Bad Wires est peut-être la moins déstabilisante, on arrive très clairement à distinguer la source dub du son, elle fait plutôt office de transition avec la deuxième partie de l’EP et le titre éponyme. La mélodie y est fantomatique, encore une fois j’ai du mal à discerner des voix dans les samples, qui sont pour la plupart juste des cuts de 0,3s de voix, ralentis et pitchés vers le bas, donc méconnaissables. Cette oppression ne cesse pas, le son est étouffant au possible, mais entraînant à la fois. C’est ça qui me perturbe le plus, j’ai envie de bouger la tête mais le mouvement n’est pas vraiment naturel compte tenu de l'atmosphère générale de ce que j’écoute, c’est fascinant. Stott est méthodique dans sa destruction du signal sonore de base, il n’en garde que des bribes, il les rend longues, les fait agonir.
Sur le son Cherry Eye on découvre un territoire encore plus sombre, avec une introduction digne de la BO de Sicario. Le suspens, l’écho et l’impact de chaque son de baguette qui se fond dans un écho lointain, pendant que l’asphyxie continue avec la basse, qui vient achever son travail sur le dernier titre, vrombissante au possible.
C’est vraiment une expérience singulière comme écoute. C’est déroutant et angoissant, mais c’est également dansant d’une certaine manière. Il faut apprivoiser ces couches de sons, l’opacité générale, et aller y chercher les petits détails, les ambiances distillées ici et là, ou se laisser noyer dans la basse et le grand trouble général, un mélange de fascination et d’inconfort délectable. C’est tant de choses à la fois et en même temps c’est unique. Je retrouve ce sentiment d'évanescence et de malaise urbain de Burial, comme je retrouve les profondeurs de Plastikman ou encore la dégradation sonore de The Caretaker.
Et je me rends compte par la même occasion que mes goûts artistiques convergent tous plus ou moins vers cette même esthétique de la dégradation, du flou et de la marque du temps. Avec Andy Stott, je cultive cette admiration pour l’éphémère, le souvenir, j’écoute quelque chose qui va disparaître, ou qui a déjà disparu. Des bribes de souvenirs et de sons perdus dans les limbes, distillés sous d’épaisses nappes de basses asphyxiantes. Et c’est terriblement beau.
Vous pouvez écouter We Stay Together sur Apple Music, Spotify, Deezer, Qobuz ou encore Amazon Music.